Fuir la réalité…partir au loin, laissant le vent caresser ma peau, piquant de ses milles-et-unes aiguilles cet épiderme devenu insensible à la froideur avec les années. La neige est présente, laissant le sol se tapisser de blanc, offrant un paysage agréable, magique, majestueux. Henry est avec moi, cet étalon que mes parents m’avaient offert quelques années plus tôt. Ils savaient que j’aimais monter à cheval, déjà enfant, ça me procurait une sensation de liberté, un moyen de quitter la cour en compagnie de ces gardes qui me collent à la peau. Je ne suis jamais seul pas vraiment en tout cas. Ils sont là, plus loin, observes et patientes pour voir où je vais aller, ce que je vais faire. Je ne suis pas de la royauté, juste de cette noblesse enfantine et cauchemardesque qui m’ôte à chaque année, un peu plus de liberté. Je déteste ça, pourtant, je fais avec, je n’ai rien à dire. Je dois me taire, continuer à exister, continuer à profiter de ce que je peux avoir avant que les marieuses m’enchaînent avec une femme que je ne connais probablement pas, ou que très peu. Il faut dire que les Virmund ne sont pas dignes de confiances, ils se méfient tous et, clairement, ils ont raisons. Mais le secret est bien gardé, je ne trahirais jamais les miens, même si mon esprit n’est pas conditionné comme le leur. La couronne, je n’en veux pas, je n’en voudrais jamais. Trop lourde à porter, je la laisse aux autres avec plaisir. Mais mon père, il ne voit pas les choses sous cet angle, refuse de baisser les armes, refuse de lâcher prise. Il causera notre perte, il causera notre chute à tous et si les autres tombent, pour sûr, je tomberais avec eux dans les tréfond d’un enfer commun.

Un léger soupire s’empare de mes lippes, mon esprit divague en haut de cette colline enneigée. Je ne suis pas sorti que pour me balader, non, je recherche cette envie pressente de trouver la différence du jour et, d’ailleurs, je sais exactement où aller. Faisant faire demi-tour à Henry, ses sabots s’enfoncent dans la neige, il glisse de temps à autre, il est temps de l’armer de fer qui pourront accrocher la pierre et l’empêcher de céder à une chute probable. Rapidement, le paysage laisse entrevoir le village, ce village qui est le nôtre, dans notre domaine, celui de ma famille. Mon manteau de fourrure me tient chaud, laissant voir l’élégance d’une noblesse de naissance. C’est plusieurs minutes plus tard que je m’arrête devant la forgerie, endroit où elle travaille, endroit où je suis certain de la trouver. Elle est belle, cette asiatique aux cheveux platines, au métier d’homme dont elle manie parfaitement la chose. Elle m’a directement attiré, elle a attisé cette curiosité, cette envie d’en savoir davantage sur sa petite personne. Un léger sourire vient caresser mes lippes alors que les gardes sont plus loin, n’entrent pas, ils n’en ont pas l’autorisation. Je tiens Henry par la bride, caresse tendrement son chanfrein avec une affection non dissimulée. J’en prend soin de ce cheval, il est sûrement le meilleur ami que j’ai pu avoir durant mon existence. Avec lui, je partage bien des vadrouilles, je lui murmure mes secrets les plus intimes, mes craintes les plus douloureuses. Je le relâche, je sais qu’il ne bougera pas, pour enfin aller à la rencontre de Galatée. « Bonjours Mademoiselle Myfanwy. » Une formule de politesse, pourtant, ce n’est pas la première fois que je lui fais face, au contraire, j’ai pris l’habitude de rôder près d’elle. Au début, je sentais bien que je l’agaçais, aujourd’hui, elle me supporte, c’est un pas en avant.

« Je pense que Henry aurait bien besoin de nouveaux fers, pourriez-vous, vous en occuper ? » Dis-moi oui, pensais-je en silence, cherchant le regard de la belle avec un intérêt non dissimulé. Je ne veux pas partir maintenant, je veux encore pouvoir rester, discuter, me livrer un peu, juste un peu.

Il y a des jours où le mensonge pèse, où le masque supplie d’être oublié. Les souvenirs plus instants, plus vocaux. Lorsque le déni n’arrive plus à contenir le passé, et que les démons sont d’humeur mesquine. Il y a de ces jours où la douleur semble trop lourde pour les épaules de la poupée, où elle accepterait la mort avec plaisir si elle pouvait la délivrer de ses maux. Le myocarde saigne, se meurt. Et malgré les mouvements automatiques, malgré la distraction du quotidien, elle souffre. Dans ses oreilles résonnent les cris de douleur alors que le feu de la forge se superpose aux flammes du purgatoire qui a emmené ses parents. La beauté n’arrive pas à se concentrer, enfermée dans une création cauchemardesque de son esprit. La température tombe, et son cœur s’affole alors que la fièvre semble l’emporter. Ses doigts tremblent autour du marteau, si bien qu’elle arrête de forger l’épée devant elle. Sa respiration se veut irrégulière, erratique. Son myocarde menace de déchirer, de finalement céder à la culpabilité. Et personne pour l’aider, personne pour la rassurer. Il n’y a qu’elle, poupée à l’air infiniment fragile recroquevillée dans un coin de la forge. La solitude qui l’enserre de ses bras froids, refroidissant son âme jusqu’à la briser en mille morceaux. Gamine qui refuse pourtant de faillir, refuse de tirer son dernier souffle. Elle se bat pour ceux qui ont donné sa vie pour elle, pour ceux qui ont cru en elle-même quand elle ne croyait plus en rien. Gally se bat pour des morts, pour des fantômes. Et ça a été assez jusqu’à maintenant, assez pour le moment…

Il lui faut plusieurs minutes pour reprendre le contrôle de son corps et de ses émotions, pour replacer le masque de stoïcisme sur ses traits fins. Mais elle y arrive et juste à temps. Elle se relève, dépoussière son tablier lorsqu’il entre accompagné de son étalon. L’irritation qu’elle ressentait auparavant avec sa seule présence s’est dissipée, remplacée par une étrange familiarité. Il ne connait rien d’elle et elle ne connait rien de lui, et pourtant, sa présence a quelque chose de réconfortant. « Bonjour Sir Moséus. » La distance s’installe d’elle-même entre les deux enfants. Ils appartiennent à des mondes différents et de toutes les façons possibles : noblesse et populace, humain et grisha. Rien qui ne les relie outre cette pesanteur qui semble les tenir en cage. « Je pense que Henry aurait bien besoin de nouveaux fers, pourriez-vous, vous en occuper ? »  Ce n’est pas dans ses spécialités, la gamine a une fascination funeste pour les armes, pas pour les objets. Elle aurait probablement dit non, n’importe quel autre jour. Mais elle a besoin de penser à autre chose, de se concentrer sur une tâche pour oublier le poison qui lui enserre le cœur. « Je crois pouvoir faire ça. Cependant, veuillez ne pas me tenir rigueur si la qualité n’est pas à la hauteur de vos attentes, je me spécialise en armement. » La renommée de sa forge sans cesse grandissante, gally s’est retrouvée confrontée à des clients difficiles à quelques reprises. Des semi-nobles qui demandaient, ordonnaient pour se plaindre de la qualité. Des clients qui lui avaient appris l’importance de s’exprimer lorsque les demandes allaient trop loin, pour éviter qu’on la blâme ensuite du produit. Poupée s’improvise commerçante alors qu’elle ne connait que la forge.

Je l’observe, sourire aux lèvres, regard pétillant. Comme toujours. Les apparences sont primordiales, sont obligatoire. Je dois aller bien, toujours. Alors, j’ai toujours appris à aller bien, parce que c’est ainsi, parce que la vérité est bien trop compliquée pour qu’ils le comprennent. Après tout, personne ne cherche à savoir comment je vais, du moins, pas vraiment. Ce monde ne tourne qu’autour des autres, moi, je préfère rester dans l’ombre, éviter la lumière. Moins de questions, moins de regards qui viennent se planter sur ma silhouette. Je suis sûrement le plus discret de ma fratrie, c’est une évidence, mais je ne suis pas celui sans soucis. Oh ça non. Peut-être que c’est pour cette raison que j’aime tant les différences, ceux qui ne sont pas comme moi, comme eux. Peut-être que, au fond, je sais qu’eux aussi ont des soucis, qu’ils cachent quelque chose. ça ne peut pas en être autrement, c’est ce qui tourne dans ma tête, encore et encore. Alors je souris, simplement à l’entende de cette formule de politesse qu’ils ont tous. Sir. Rien de bien glorieux, je préfère quand on me nomme simplement par mon prénom, mais ça aussi ce n’est pas possible, parce que je suis noble et pas elle, parce que nous sommes de deux mondes totalement différents. Je n’ai jamais compris, ne comprendrais sûrement jamais ce que la naissance peut offrir de plus qu’une autre. C’est stupide, mais moi je suis un trop grand rêveur, encore une fois, ce n’est pas nouveau. Je caresse tendrement les naseaux de Henry. Son souffle est chaud, agréable, la sensation de ses frémissements. Tout chez lui n’est que fougue et douceur, mais l’amour va dans les deux sens, j’en suis certain. Tant que je le traiterais bien, alors, il fera de même avec moi et sa loyauté ira de même que la mienne.

« Je ne vous en tiendrais pas rigueur alors, puis, cela peut-être un avantage pour vous non ? Pouvoir voir plus loin, vous spécialisez autrement, savoir-faire plus de choses ? » Moi, je me spécialise dans la pierre, du moins, je la travaille magnifiquement bien. Mais ça, ce n’est pas un secret, c’est un peu quelque chose que nous faisons tous dans la famille. Sauf que les nobles, eux, ne travaillent pas ou que très rarement. Ils regardent les autres travailler, pour eux, pour la famille, la prospérité d’un nom. J’aimerais bien gagner ma vie, me dire que je fais quelque chose d’utile. Mais encore une fois, ce n’est qu’un rêve improbable pour l’heure. Je me tourne alors vers mon étalon, laissant mes doigts glisser sur son encolure. « Il n’est pas méchant, au contraire, je pense qu’il se laissera faire aisément. Les seules personnes qu’il n’apprécie pas, ce sont ceux qui pourraient représenter une potentielle menace, je pense qu’il a pas mal d’instincts à ce niveaux-là. » Je suis en admiration devant l’étalon, devant son caractère. L’affection que je lui porte n’est pas invisible, il est même flagrant. Beaucoup trouveraient ça débile, d’aimer un animal ainsi, mais pas moi, Henry est plus qu’un simple cheval, c’est également un ami. Finalement, je réalise que je le regarde fixement et cligne plusieurs fois des yeux, me tournant vers Galatée en souriant de nouveau, le regard pétillant de cette flemme qui m’est propre. « Je peux rester dans les parages, le temps que vous travailliez ? J’aime bien vous regarder faire, je trouve ça enrichissant. » Oui, c’est enrichissant, mais il y a autre chose aussi. Quand je suis dans les parages, j’ai tendance à poser pas mal de questions, à me montrer indiscret également…

Au fond, tout le monde porte un masque, personne ne porte son cœur sur ses traits. Chacun occupé à cacher le myocarde sanglant, ils se font aveugles et sourds à la détresse des autres, s’offrent en proie facile pour les observateurs. Les masques sont par milliers, aussi différents et uniques que les individus, tous demandant à ce qu’un inconnu vienne regarder ce qui s’y cacher ; vienne partager le fardeau de la solitude. Royauté, noblesse et petit peuple, tous tentent de cacher quelque chose, de se protéger. Peut-être Gally aurait pu voir à travers le masque du jeune Virmund si elle s’en était seulement donné la peine. Peut-être qu’elle aurait pu l’aider à soulever son fardeau; le fardeau d’un nom, d’une famille à l’ambition destructrice. Mais Gally n’était que Gally. Gamine doublement orpheline, gamine au passé oppressant et à l’identité assassine. Toute la bonne volonté du monde effacée par des années de misère et de malchance. Rien qu’elle puisse faire pour cette âme à la recherche de marginaux, de rêveurs, de personnes comme lui. Rien que sa présence, présence effacée, présence silencieuse à offrir. Gamine au sourire éteint, qui tente de partager l’enthousiasme du noble, ne serait-ce que par bien séance. « Bien sûr. Je suis reconnaissante de l’opportunité. » Elle n’a rien contre les objets de tous les jours, applaudit le savoir-faire de ceux qui maîtrisent les techniques de création. Il y a simplement quelque chose d’hypnotisant dans les armes, un murmure funeste qui appelle la jolie blonde, l’intime de créer pour détruire, d’encourager l’espèce humaine à s’assassiner. Son regard d’ambre se pose sur la bête précieuse du Virmund. L’amour que l’un porte à l’autre et vice versa est évident, il faudrait être aveugle pour ne pas le remarquer. Le myocarde de la poupée se serre, quand était la dernière fois où son propre palpitant avait battu pour qui que ce soit. Déjà deux ans que son dernier amour s’en était allé, glané par les doigts d’une beauté funeste. Deux ans que son cœur avait suivi son père adoptif dans l’au-delà; figé depuis dans une indifférence pour ses semblables. « C’est un bon compagnon. » Phrases courtes vides de sens, une habitude que la gamine a prise pour meubler la conversation, pour ne pas rendre ses clients inconfortables. Gamine qui préfère pourtant le silence ; qui préfère la solitude pour sa prudence et qui l’abhorre pour tout le reste. « Bien sûr que vous pouvez regarder, je ne vais pas vous jeter dehors à la rue. » Le coin de ses lèvres s’étire en un sourire automatique et elle s’approche la belle, elle ne fait pas de bruit, se meut avec douceur et prudence ; elle bouge avec la furtivité des criminels qui s’improvisent innocents. Habitudes gagnées dans les premières années de sa vie, habitudes qui refusent d’être complètement recouvertes par des années d’humanité illusoire. « Allez regardons tes sabots. » La main qui s’approche du museau pour le calmer, pour l’habituer à son odeur. Gamine qui fait preuve d’une force insoupçonnée alors qu’elle soulève la patte de l’étalon pour retirer l’ancien fer. Une première patte puis la seconde, et les autres. Enfant lunaire qui se retrouve avec quatre fers abimés sur le poste de travail et une vague idée d’où commencer. Une bonne inspiration pour se remettre les idées en place, elle rattache sa chevelure pour l’éloigner de son espace de travail et la voici prête à faire des miracles. « Le même genre vous convient ? » Le regard ambré qui fait des allers-retours entre les matériaux bruts de la forge et les fers amoché, qui ne se pose pas une seconde sur le noble.

Dans ce monde, elle a tout pour attirer et en-même temps, tout pour éloigner le peuple. Différente, femme forte, femme qui prend sa vie en main. Comme j’aimerais être comme elle, aussi fort, aussi indépendant. Mais j’ai grandi dans un monde où les choses sont différentes, et elle également. Nous sommes deux êtres qui vivent sur la même planète, mais dont les univers sont opposés. N’est-ce pas ironique quand on y pense ? Si proches et si éloignés. Bien sûr que si…Le même sang coule dans nos veines, mais par une loi établie, le miens semble plus précieux que le sien. Je n’ai jamais compris ça, je ne le comprendrais jamais. Ainsi est la vie, je vais devoir vivre avec, davantage en sachant que, bientôt, ma liberté sera arrachée pour me lier à quelqu’un d’autre. Une femme…inconnue. Heureusement, j’ai encore Henry, personne ne m’arrachera ce compagnon qui me comprend, ce compagnon a qui je tiens, à qui je parle. Mes doigts caressent son encolure, son chanfrein. Je parle de lui avec une admiration palpable, n’étant même pas gêné de ce que je fais. Cette tendresse, elle fait partie de moi, elle fait partie de qui je suis. Beaucoup voient ça comme un défaut, moi, je vois ça comme une personnalité à part. Quand elle m’annonce que c’est un bon compagnon, je souris doucement, légèrement. Encore une fois, le contraste entre elle et moi est totalement évident, flagrant, par nos émotions, nos visages, mais ça ne me dérange pas, au contraire. « Oui, c’est surtout un bon ami. » Pas un compagnon. Un compagnon, à mes yeux, est juste un animal de compagnie, sans plus. Henry est davantage et c’est pour ça que je suis venu ici, parce que dans un sens, j’aimerais le meilleur pour lui et le meilleur vient de la différence et cette différence, elle vient de Galatée.

Ma raison est sûrement très illogique…mais qu’importe, c’est la mienne. Elle m’annonce que je peux rester et je suis d’un coup très soulagé, ayant l’impression que je peux enfin respirer. « Merci. » Dis-je simplement en m’éloignant un peu de l’animal, la laissant commencer à travailler. Positionné dans un coin, je ne bouge pas, refusant de la déranger dans ce qu’elle entreprend. Ma veste toujours bien placée, malgré ma frêle silhouette, je n’en reste pas moins élégant et pue la noblesse à dix kilomètres et ce, même si je tente de l’effacer un peu dans cet univers. Qu’importe. J’observe la jeune femme avec un œil extrêmement attentif, observant ses moindres gestes, sa façon de travailler, de modeler le fer. Une chose que je ne saurais faire, bien que la pierre n’a plus spécialement de secrets pour moi. « Oui, c’est parfait…J’aimerais juste que ça accroche assez pour qu’Henry ne prenne pas le risque de tomber. » Mes sourcils se froncent légèrement. L’animal n’a pas bougé, étant habitué à ce genre de manipulation, de bruit également. Puis, je suppose que ma présence le réconforte légèrement, il sait que rien de méchant ne peut lui arriver tant que je suis dans les environs. « Dites-moi…comment en êtes-vous arrivé à faire ce métier ? » Demandais-je, curieux d’en apprendre davantage.