Il a la tête en vrac d’avoir si peu dormi, d’une nuit passée à ruminer, à tourner sous les draps pour trouver le sommeil qui n’est venu le cueillir qu’au levé du petit matin. Les paupières lourds, les pieds qui trainent, c’est dans son lit qu’il préfèrerait être Isak mais comme son père aime lui rappeler avec son air supérieur et paternaliste, l’argent tombe pas du ciel et ne pousse pas sur les arbres. Il aurait pu essayer lui, le durast, de façonner des billets du bout de ses doigts Un seul aurait suffit à lui clouer le bec pour une fois mais il n’avait réussi qu’à produire qu’un pâle copie. Et puis la réalité l’avait rattrapé : si on découvrait qu’il en vraiment capable, il pouvait dire adieu à la liberté. Et puis Isak, il déteste pas tant que ça son travail, ça lui permet au moins d’échapper aux obligations familiales ou plutôt de celles que son père croit bon de leur imposer. C’était sa manière à lui d’échapper à son joug, de ne pas obéir tête baissée à tout ce qu’on lui disait et de croire, ne serait-ce l’espace d’un instant, qu’il a le contrôle de sa propre vie, une perfide illusion à laquelle il s’accroche. Mais le contrôle, il le perd souvent, laisse la colère prendre le dessus, l’irritation se peindre sur son visage, mâchoire serrée, sourcils froncés. Pourquoi t’as toujours l’air fâché ? La vérité, c’est qu’il a toujours l’âme torturée, les pensées vagabondes et le cœur à la dérive. Mais la chaleur ambiante de l’atelier l’aide à oublier, l’aide à se concentrer sur le métal qui s’embrase entre ses doigts et prend vie, surface grossière qui devient grandiose. Il redevient juste Isak, un gamin parmi tant d’autres, un gamin parmi les autres.

Y’a de l’agitation dans la ruelle quand il sort prend sa pause, le front perlé de sueurs. Le froid habituel le frappe en pleine face mais il apprécie le rafraîchissement. Au loin, les voix s’élèvent et curieux comme il est, il peut pas s’empêcher d’approcher. Une fille, probablement pas plus vieille que son petit frère, qui s’engueule avec le marchand d’à côté. Ça l’énerve, pour une raison qui lui échappe, peut-être simplement parce qu’il a pas la patience aujourd’hui. « C’est quoi le problème ? Tu lui as volé quoi ? » qu’il s’adresse à la gamine. Isak connait bien le vieil homme et elle serait pas la première à vouloir lui piller de quoi manger, le coin pue plutôt la pauvreté que l’or alors les miséreux, c’est pas ce qui manque dans le coin. « Paie-le ou rends lui ce que t’as pris ».

La ville grouille et l'enivre de son effervescence, la foule l'entraîne dans sa vague et partout autour d’elle le monde s’agite. Cela faisait bien des mois qu’elle n’avait plus mis les pieds dans cette agitation, Lan qui sillonne les routes et respire les grands espaces. C’est une redécouverte à chaque fois, et elle a beau ne rien laisser paraître, ici elle est comme un enfant qui apprend à marcher. Elle hésite, se heurte, écrase des pieds, ne connaissant rien des règles qui rythment cette foule. Tout l’assaille et l’étourdit, les cinq sens submergés, et ça l’exalte autant que ça l’irrite. Les oreilles qui bourdonnent du gargouillement humain, les iris qui ne savent sur où se poser et les narines emplies d’arômes de viande et d’épices, de parfums âcres ou sucrés. Elle s’attarde un peu trop sur les senteurs de fruits juteux qui la mènent tout droit à un marchand, un peu trop près, et dans sa brusquerie elle cogne le stand, faisant rouler quelques fruits sur le sol. Elle ne leur accorde déjà plus d’intérêt,  filant vers d’autres distractions, mais la main calleuse de l’homme s'arrête tout net. Elle fait volte face pour se retrouver accusée de vol.
Lan elle est trop bouillante pour laisser passer ça, le sang qui réagit toujours avant la tête, et elle se révolte déjà à grands éclats de voix, le ventre vibrant d’irritation. C’est pas pour avantager son cas, et voilà qu’elle se retrouve insultée, elle et son allure de voyou comme il dit - si seulement il savait. C’est pas si incongru au fond, ses mains se sont déjà affairées à des besognes bien plus condamnables que dérober un fruit, tout son corps le crie, de son blouson usé aux sous tons encore violacés de sa mâchoire. Mais c’est la flamme de l’injustice - de se voir accuser à tort - et l’indignation qui la font se défendre plus fort, sans se soucier de l’attention que leurs cris attire.
Elle est en pleine discussion quand elle se fait interrompre par un habitant, et l’irritation qui l’anime la fait réagir au quart de tour, à peine a-t-il fini sa phrase qu’elle rugit : “Mais de quoi je me mêle ?!”
C’est vrai quoi.
Ses orbes viennent fusiller le malchanceux dans sa tentative pacificatrice - c’est un garçon qui a pas l’air beaucoup plus vieux qu’elle, quoiqu’on peut jamais savoir avec les humains, les yeux bridés comme les siens et la mâchoire bien trop contractée pour quelqu’un de pas concerné - mais ya pas une once de remord en lan, d’autant plus qu’il est déjà en train de l’accuser, lui aussi. Elle le trouve déjà insupportable, dans sa suffisance à croire tout savoir au point de venir l’importuner et la commander. Elle croise les bras pour le toiser, menton relevé dans sa fierté “Occupes-toi de tes affaires.” sa voix claque dans la vent.

C’est pourtant pas son genre d’intervenir, de s’occuper des voleurs du quartier ni d’œuvrer pour les plus faibles. Alors à la minute où ses pas le mènent jusqu’aux éclats de voix, il se demande déjà ce qu’il fout, le visage plié dans une moue ennuyée, les tempes éclatées par la nuit courte qui creuse ses yeux sombres. Il avait pas besoin de jouer les justiciers mais il se rappelle de la fois où le vieux lui avait filé à manger alors que le grand crétin qu’il était, n’avait rien avalé depuis deux jours. Dispute familiale qui l’avait contraint à rester cacher dans l’atelier pour ne pas avoir à affronter le regard du paternel. Et depuis le gamin se sentait redevable. Un peu à contre cœur parce que c’est un humain mais la faim l’avait emporté sur ses convictions. Alors peut-être qu’avec elle, Isak pourrait rembourser sa dette et ne plus avoir à tourner la tête vers l’étalage du vieux bonhomme.

Et elle a du mordant la gamine, ça lui aurait presque plu s’il était pas si irritable aujourd’hui (ou peut-être qu’il est comme ça tous les autres jours). Ça lui plait les gens qui ont du répondant et dans d’autres circonstances, il aurait tourné la situation à son avantage, aurait usé de ses charmes pour tenter une approche. Mais à ce moment-là, il veut juste qu’elle se la ferme et arrête de lui hurler dans les oreilles. Son front se froisse sous ses vociférations, pensant qu’elles seront plus supportables s’il ferme un instant les yeux. Mais elle est toujours là, les iris débordantes d’éclairs et de nuages sombres qu’elle voudrait probablement déverser sur lui alors qu’Isak, il a ce regard dédaigneux qui se pose sur la jeune femme. « Ça devient mon problème quand tu beugles dans tout le quartier et que tu me déranges. Alors va emmerder le monde ailleurs, tu seras mignonne » qu’il lui demande sans vraiment le faire, un sourire faussement sympathique étiré sur ses lippes mordues par le froid, une petite tape sur le haut de son crâne pour lui faire comprendre qu’ici, elle n’est personne. Pas plus qu’Isak finalement mais il se gardera bien de lui raconter sa pitoyable vie. « Dégage gamine ».