Il descendait l’allée la main dans celle de sa soeur, ses doigts serrant fermement la paume de l’aînée. Autour d’eux, la famille s’était réunie, revêtant pour l’occasion leurs plus belles tenues aux sombres tissus. Aucun des visages n’avait les yeux gonflés, ni rougis, seul l’enfant silencieux semblait avoir pleuré la perte de l’être aujourd’hui inhumé. Les autres préféraient afficher une mine fermée, dure, aux iris enflammés. « Est-ce que tu comprends ? » Michail releva la tête à l’entente des mots de sa soeur, croisant son regard clair caressant ses joues. Elle s’était arrêtée, et observait son cadet avec une lueur étrange dans le regard, mélange incertain de tendresse et d’inquiétude. « Oui. Papa est parti. » Sa voix, bien que faible, ne tremblait plus. On lui avait expliqué, en des mots simples, la disparition du paternel ; et du haut de ses huit années, s’il n’avait su saisir les mots dans leur intégralité, il en avait compris le sens. « Et ? » Masha insistait, et ne le lâchait en aucun cas : sa paume se resserrait autour de celle, plus petite, de son frère. Elle voulait s’assurer que l’enfant avait compris, qu’aucun espoir ne viendrait se loger en sa menue carcasse, espoir qui se révélerait inutile par la suite. « Il ne va pas revenir. » Les mots s’échappaient du palais, voletant dans l’air autour d’eux, et de leurs plumes funestes délestaient les lourdes teneurs. En cette bouche tordue, la vie semblait si simple ; pas de culpabilité, pas de manque, quelques pleurs tout au plus, mais un père parti ailleurs et qui ne reviendra pas. Pas de questions supplémentaires, pas d’interrogations à s’en arracher les cheveux. Tout semblait si simple, et cette innocence arracha un sourire à Masha. « Michail, regarde-moi. » La mère venait de les rejoindre, s’agenouillant à la hauteur du cadet ; elle avait entendu leur conversation, et au contraire de sa fille, voulait imprimer dans l’esprit de son fils les vérités cruelles. Attrapant l’autre main de l’enfant, elle plongea son regard d’argent dans les profondeurs des quinquets d’océan. « N’oublie jamais que ce sont les grishas qui t’ont pris ton père. Ce sont eux qui t’en privent, eux qui l’ont tué alors qu’il faisait la bonne chose. » Michail hocha la tête, intimidé par les mots de sa mère, mais les comprenant du mieux qu’il pouvait. Après un dernier baiser sur le front, elle partit à son tour. Mais malgré l’inquiétude de l’aînée, et la clairvoyance de la mère, la maxime résonnait entre les temples du garçon : il est impossible de tuer un dragon.


La mort, de ses squelettiques bras, voilait Michail des mantilles funestes de ses disciples. Le sang avait coulé aujourd’hui, imbibant la neige de ses reflets de cuivre, et l’adolescent seul en était l’instigateur. La lame tomba au sol dans un fracas, révélant la présence du frère à Masha, confortablement assise sur l’édredon de son lit : la tête se leva dans un halo de blondeur, et ses yeux s’épointèrent à cette vue. « Michail ? » Il se tenait, bras ballants, sur le seuil de la porte, le regard bas, les pattes toutes de rouges éclaboussures. « Comment ça s’est passé ? » La soeur, découvrant que les pluies menaçaient de souiller les océans, se leva en vitesse, attira le frère à elle, sous le couvert de cette intimité offerte par la chambre, et, assise sur la couche, le serra contre son torse. Michail, le nez dans les étoffes sombres de sa soeur, respirait l’odeur âcre qu’elle portait, mais malgré toute la volonté qu’il y mettait, ne pu combattre le tremblement de son corps, ni empêcher les pluies de s’abattre sur ses joues. Masha se repositionna, de sorte à ce que son frère puisse enlacer son corps ainsi affalé, et ses mains, délicates malgré leur fardeau mortuaire, effleuraient la carcasse palpitante. Elle ne connaissait que trop bien ce qui, en ce moment, se produisait en son frère ; et même si la mort avait été leur destinée depuis toujours, il n’était jamais facile d’embrasser pleinement leur héritage. Harcelé par les sanglots relâchés, Michail ne trouvait le calme offert par les embrassades de son aînée. Il revoyait sans cesse, dans l’ombre environnante, ce visage de brave qui, après avoir chassé la peur, ne l’avait lâché jusque dans ses derniers instants. Un homme qui, à jamais, le hanterait, trouvant assise dans chaque visage que Michail croiserait : tout, à jamais, lui rappelerait l’instant passé. « Ça va aller. » murmura-t-elle, berçant désormais le frère affaibli, cette prunelle qu’elle s’était promis de protéger lorsque personne ne le pourrait. A peine était-il né qu’elle avait su qu’il n’aurait les épaules pour leur mission, et que son véritable devoir à elle serait de préserver ce frère des atrocités de leurs ancêtres. « Ça ira. » répétait-elle sans cesse, plus pour elle que pour lui, dans des échos soupirés. Les lèvres de Masha, peu à peu, goutaient le sel de ses propres larmes, alors qu’elle réalisait lentement qu’elle avait failli à son frère. « Je serai là avec toi, toujours. » Une promesse qu’elle se jurait de ne jamais briser, portant là où il ne pouvait le poids de leur nom, érigeant des murs autour d’eux, pour que personne, jamais, n'atteigne son frère, pas même leur mère ; il n’y aurait plus qu’eux. Pour toujours.


L’horizon s’offrait à lui, brillant d’un espoir nouveau. Devant lui s’étendait le camp des Beauchamps, dont la réputation n’était plus à faire. L’oeil vif et le coeur battant, Michail se tenait face à l’immense porte, interdit dans son observation admirative. Aujourd’hui, renaissait la ferveur d’une idéologie qu’on pensait oubliée, dans l’ascension d’une reine nouvelle. Michail avait la fortune de vivre ce jour-là, et d’ainsi porter l’héritage qui était sien à la lumière du jour. Les plus prestigieux de ses ancêtres avaient foulé ce même sol, le menton haut, la main ensanglantée. Eole, dans ses tendres caresses, portait à lui le chahut des premières recrues. Déjà alignées dans la cour, elles se montraient impatientes de voir les épreuves se dérouler - quels innocents !, ria-t-il. L’euphorie était pesante dans l’air, explosant ici et là en rires et cris exaltés. Cela, cependant, ne serait pas assez pour se voir glorifier du noir éclair. Michail le savait, lui qui s’était entrainé toute sa vie pour ce jour-là, lui qui avait déjà tué : lui qui était prêt à recommencer - prêt à tout pour honorer son sang. « Tu comptes rester comme ça encore longtemps ? » La voix de son aînée, aux sonorités moqueuses, porta jusqu’à lui. Masha lui faisait face, sa crinière flottant dans son dos, les poings sur les hanches. Elle aussi partageait la même ferveur, la même impatience de prouver au monde sa valeur léonne. Evidemment s’étaient-ils présentés au même camp, inséparable duo qu’ils étaient. L’un ne pouvait fonctionner sans l’autre : après tout, ils avaient appris à se battre ensemble. A oter la vie ensemble. « Je profitais juste du moment, Masha. » qu’il lui répondit, une mélodie sybilline dans la voix - le calme avant la tempête, la vie avant la mort. Tant de vies allaient changer en si peu de temps, et cela ne pouvait que le laisser songeur : et si, malgré leurs années d’entrainement, ils ne survivaient aux épreuves ? « Continue comme ça, et c’est moi qui vais en profiter pour te battre. » L’ainée qui charriait le cadet, et l’ordre du monde semblait intact. Tout allait bien se passer pour eux. « Jamais. » lui répondit-il, copiant son sourire énigmatique, et avançant enfin vers sa soeur, et leur destin nouveau.
« C’est des enfants. » Masha brisa le silence dans lequel ils avaient franchi les allées lézardeuses du camp, stupéfaite par les têtes angelines qui leur courrait entre leurs pattes. Si jeunes, et portant déjà une fatalité létale sur leurs frêles épaules. Les dragons Rostov avaient quatre fois leur âge, et semblaient sortis d’un autre temps : étaient-ce vraiment là leurs adversaires ? « On l’était aussi. » se rappela Michail, de cette candeur enfantine refusée au profit d’un dessein plus grand que lui. Des gamins jetés dans l’affreuse réalité des adultes qu’ils se devaient d’être, et dont l’innocence de l’âge s’était vue séquestrer par leurs parents mêmes. « C’est vrai. » Le souvenir frappa Masha à son tour qui, dans son esprit, lista tout ce à quoi elle n’avait eu le droit durant son enfance : ses parents, toujours, lui avait préféré la lame aux poupons, la sévérité du devoir à la naïveté de ses bourgeons. « Prête ? » Michail se retourna vers sa soeur, arrêtée en chemin contempler la horde infantile, et lui tendit sa paume déjà abîmée par les âges. D’un hochement de tête, et en quelques pas, la soeur rejoignit le frère, et passa sa main au creux de la sienne. « T’as intérêt à tenir jusqu’à la fin, sestra. Hors de question que je rentre seul.  » Moquerie enfantine, coup d’épaule railleur, comme deux enfants.